Journal d'un mécréant (extrait)

Ci-suit un extrait d'un journal que j'ai tenu autrefois.

Été 1980:

Je suis toujours intérieurement “ barbouillé ” et je profite du premier rebirth qui nous est proposé pour commencer par “ respirer ” et nettoyer tout ça.
Avant même que je me sois allongé, une consigne m’est intérieurement donnée de façon très impérative : “ reste conscient ! ” Je rentre en rebirthing. Très vite, la peur, la démission. Je m’essouffle, tombe en hypo‑ventilation1 et me sens partir dans une espèce d’oubli, de black out. Et puis, comme un éclair, l’image d’un bras qui plante un trident de fer dans le sol, avec une grande force. et dans une sorte de colère volontaire : “ reste conscient ! ” . Cela me “ réveille ” en sursaut et je recommence aussitôt à respirer à pleins poumons. et puis, à nouveau, la résistance, la fatigue, l’abandon, la fuite, la respiration qui se réduit à zéro et moi qui disparais dans le néant.
Encore une fois la foudre2, le bras qui plante le trident, l’injonction qui me sort de l’absence et me replonge dans la vie : “ reste conscient ! ” . À nouveau la respiration le glissement progressif dans la somnolence et l’intervention mystérieuse qui me ramène à la conscience avec véhémence. Encore et encore, cela se répète irrémédiablement. Et cycle après cycle, je bascule physiquement et lentement en arrière, me retourne sur le ventre, me mets sur les genoux et termine debout, jambes écartées et bras à l’horizontal. puis, rassemblant mes forces, je sors de plain-pied, les yeux grand ouverts. Je respire librement et tranquillement, complètement adapté au “ réel ” environnement. sans le moindre résidu de ce que je viens de vivre, je suis plein d’énergie et de joie. j’ai eu l’impression de revenir à ma conception et de refaire à toute allure toute ma croissance jusqu’à l’age adulte.
Peu à peu, me voilà une nouvelle fois écrasé sous je ne sais quel fardeau émotionnel.
Cette fois, ça y est. je ne peux aller plus loin. J’ai besoin que l’on m’aide à dépasser l’obstacle contre lequel je bute.
Le thérapeute me propose de m’allonger et de commencer à “ respirer ”. Tout se passe très vite. je re-parcours le “ chemin en arrière ” de ce matin. en peu de temps me voilà arrivé au point ultime de ma régression, à ce que je vis comme l’instant même de ma conception, ma véritable naissance. un temps d’arrêt, une sorte de suspension totale. Et puis je passe “ de l’autre côté ”, dans tout autre chose dont je ne sais rien pour l’instant.

Je me suis automatiquement assis en tailleur sur le matelas. le dos bien droit, les mains posées sur les genoux, je respire doucement. je me sens à la fois très serein et très attentif à ... rien de perceptible encore. et puis... tout d’abord une odeur d’encens et de bois brûlé et ensuite des ombres et lumières, floues et mouvantes. des sons aussi... indistincts et lointains. la sensation globale que j’ai de mon corps a changé. je me sens plus grand, plus fort, plus lourd. mes épaules sont plus larges. je suis nu et musclé, un peu gras. au-dessus et autour de moi, comme une hutte de branchages et de boue... ou peut‑être une grotte, je ne saurais dire exactement. dehors, une sorte de clairière au centre de laquelle la cendre d’un ancien foyer entourée de pierres noircies par le feu. tout près, des tridents de fer plantés dans la terre. plus loin, je devine une rivière, claire et limpide sous le soleil, avec une plage de galets ombragée par des arbustes. çà et là, quelques ascètes. certains sont assis à l’ombre, de l’autre côté de la clairière. d’autres apparaissent ponctuellement dans mon champ visuel, déambulant paresseusement au soleil. on dirait que c’est l’heure de la sieste !...

Je ne sais pas ce qui m’arrive. Cela ressemble à un puzzle vivant, multidimensionnel et poly sensoriel, dont je ferais partie et qui serait en train de se reconstituer. Il ne s’agit pas d’une perception habituelle. Cela n’est pas non plus comme une expérience sous hallucinogène ou une simple rêverie. Cela n’est ni précis ni stable, mais je le vis comme étant incroyablement vrai, sans que cela n’éclipse ou n’altère, en quoique ce soit, la perception et la conscience que j’ai d’être moi‑même, ici et maintenant, en train de vivre une drôle d’aventure en présence de mon thérapeute.

J’ai maintenant uniquement conscience de moi-colosse-à-la-peau-brune-couverte-de-cendre, des bracelets autour des biceps. Je suis extrêmement concentré, intériorisé, en train d’essayer d’exécuter une tâche à la limite de mes capacités personnelles.
À moins d’un mètre sur ma gauche, silencieux et tranquille, un personnage est assis. discret, légèrement en retrait, il est respectueux de ma liberté et de mon effort.
Tout s’efface et laisse place à autre chose : une horde d’ascètes, nus et puissants, marchant à vive allure dans la poussière du chemin. Je ne vois que leurs jambes, mais je sais que je suis parmi eux. Je peux ressentir toute leur froide détermination et leur violence contenue. Je sais aussi que je suis leur chef, autoritaire, habile, orgueilleux. Soucieux et jaloux de mes prérogatives durement acquises je veille à les maintenir. Notre petite troupe est hiérarchisée, bien organisée, chacun y a sa place et sa fonction. nous avons tous une bonne connaissance du corps, mais certains sont plus lettrés que d’autres. certains sont guérisseurs, d’autres pas.

La scène disparaît et me revoilà dans la conscience de moi‑colosse-yogi, en train de m’appliquer à effectuer ce que le personnage assis à ma gauche m’a indiqué. Il est très présent bien que j’en perçoive à peine la silhouette. Et je me souviens alors du moment où je l’ai rencontré pour la première fois :..
C’était sur un chemin de montagne et je marchais très vite, conscient de ma force et fier de mon pouvoir. Alors je l’ai aperçu, lui, débonnaire, tranquillement assis sur un muret de pierre. J’ai aussitôt reconnu en lui un grand yogi, quelqu’un de grande puissance et de vaste connaissance. Je n’y ai vu qu’un adversaire à la hauteur de ma prétention, l’occasion de vérifier et d’accroître mon propre pouvoir. son apparence banale réveillait mon agressivité. Il constituait en lui‑même un défi extrême, ultime, que je relevais avec joie. Je ne songeais qu’au plaisir d’exercer ma force et d’amplifier ma propre gloire. l’épreuve que je subis maintenant en sa compagnie en est le résultat direct.
Elle est très difficile pour moi, beaucoup plus que ce que je l’aurais cru.
Baba ji, puisque c’est lui, est avec moi d’une infinie patience. Il s’agit de porter mon attention à la base extrême de ma colonne vertébrale et d’y méditer jusqu’à ce que l’“ énergie ” qui se trouve endormie prenne vie et lentement, très lentement, monte, dans la mesure même de la conscience que j’en ai, jusqu’à rencontrer un autre “ point ” sur lequel je dois à nouveau méditer, de façon très spécifique et très intense, avant que cela puisse recommencer à monter, toujours très lentement jusqu’au “ point ” suivant.
À chaque étape de ce parcours, il y a tout un ensemble de choses qui sont à épurer, dissoudre, comme un grand désordre à résorber, intégrer, transformer1.cette progression, cette ascension de l’“ énergie ” est très laborieuse, très précaire. j’y subis de très nombreux coups d’arrêt. et même de multiples régressions m’obligent à re-parcourir plusieurs fois les mêmes tronçons de cet étrange chemin à l’intérieur de mon corps.
je suis étonné et un peu vexé par toutes ces difficultés que je rencontre et par la lenteur de mon travail.
Baba ji est toujours là, à côté de moi, et m’aide de différentes façons. de temps en temps, il se penche en avant pour me donner quelques indications, prononcer quelque chose à mon oreille ou toucher différentes parties de mon corps, avant de se rasseoir en silence et en retrait à la limite de mon champ visuel. il me semble que cela dure des heures et des heures, des jours peut‑être, une éternité en tout cas.
Peu à peu, j’en suis maintenant arrivé à une étape particulièrement difficile pour moi. cela fait plusieurs fois que j’y échoue. à chaque fois, c’est la même histoire : l’“ énergie ” est derrière mes yeux, puis continue à monter et je suis alors pris dans une sorte d’ivresse, comateuse, pétillante comme du champagne, délicieuse, irrésistible. à chaque fois j’abandonne rapidement tout effort et je m’y laisse aller. En un rien de temps je m’évanouis dans un néant. Baba ji m’en ramène alors dans la fulguration de son trident qu’il plante dans le sol : “ reste conscient ! ” . je reviens alors à moi mais en ayant perdu tout le bénéfice du travail déjà effectué. Il ne me reste plus alors qu’à tout recommencer, tout reprendre depuis le début : porter mon attention sur la base extrême de ma colonne vertébrale etc etc...Me voilà donc, à nouveau à ce moment crucial.
Je rassemble toutes mes forces, toute ma détermination pour, encore une fois, tenter l’impossible. J’aperçois alors  Baba ji qui, insistant, fait signe à quelqu’un d’approcher. Je lève un instant les yeux et c’est la panique. J’ai beaucoup de mal à ne pas y céder, à ne pas perdre tous mes moyens, à rester concentré sur ce que je suis en train de faire : “ seigneur !... ça n’est pas du jeu !... c’est déjà assez difficile comme ça... si elle approche, je suis foutu ! ... 

” une indienne en sari rouge et or s’est approchée. Elle porte un plateau de métal sur lequel sont disposées des fleurs et différents objets rituels. Elle est d’une grande beauté et je la connais bien. elle a été plusieurs fois ma maîtresse et j’en ai eue beaucoup de plaisir.
J’ai maintenant très peur de l’émergence de mon désir et de l’émotion qui s’élève en moi. J’ai très peur d’être déséquilibré, déstabilisé, au moment même où j’ai besoin de toute ma force de concentration ! Elle, de son côté, a beaucoup d’amour pour moi. Elle connaît parfaitement l’importance de ce qui se joue pour moi en cet instant précis et elle se rend bien compte de la difficulté dans laquelle sa présence me met. Il a fallu toute l’autorité de Baba ji pour qu’elle ose m’approcher à ce moment-là.
Mais, en me percevant sur le point de défaillir, elle s’en affole en retour et s’en culpabilise. Baba ji intervient. Il interrompt le rituel qui semblait s’annoncer et lui fait signe de s’en aller. Elle est partie, mon attention s’est retournée derrière mes yeux et à nouveau l’ivresse, la déconcentration et le coma. Encore une fois baba ji me ramène à la conscience et tout le travail recommence à zéro. Je suis tout de même à chaque fois un peu plus à l’aise. Je gravis un peu plus facilement et un peu plus rapidement les différentes étapes.

Et me voilà pour la énième fois au pied du mur. malgré tous mes précédents échecs, je suis sûr de moi et de ma force. cette fois, j’en suis persuadé, je vais remporter la victoire, démontrer mon pouvoir et asseoir mon autorité. Baba ji me soutient. J’ai les yeux fermés, mais je vois les siens à quelques centimètres en face des miens. Il ne dit rien et j’entends intérieurement sa voix : “ reste sur le regard... reste sur la respiration... “ reste conscient ! ” .
Hélas ! cette fois aussi je m’abandonne à l’ivresse et commence à glisser dans l’inconscience. et là, horreur ! Je me rends compte tout à coup que, cette fois‑ci, baba ji en a assez. Il ne va pas me récupérer, il ne va pas me ramener.
Très vite, je réalise ma terrible méprise. Celle dans laquelle j’ai vécu toute ma relation à baba ji depuis l’instant de notre toute première rencontre : ce que j’ai pris pour un défi était une offre, ce que j’ai vécu comme une histoire de pouvoir était une relation d’amour. maintenant c’est trop tard, je suis allé jusqu’au bout de ma bêtise et j’en meurs ! Juste avant de sombrer, un dernier message de baba ji, comme une bouée jetée à la mer : “ reste conscient ! . c’est l’amour qui fait le passage... souviens toi de moi de l’autre côté... ”

Et puis, plus rien. Le noir le plus épais, total, absolu. Comme au fond d’un gouffre, dans une profondeur abyssale. J’y reste un moment inerte, blotti au sein même de cette obscurité intense. Elle m’est “ consubstantielle ”. Je suis pure amnésie.
Et puis, du fin fond de ce néant émerge une idée absurde : “ je suis mort ”. Et avec elle la souffrance du remords, une grande tristesse, un esseulement tragique, une impuissance désespérée. Mais aussi un désir peu à peu grandissant, celui d’explorer. puis une interrogation : “ qu’est-ce que la mort ? ”. Une image surgit. celle d’un ascète, grand et fort, ses longs cheveux en chignon au-dessus de sa tête. “ c’est moi !.. ou plutôt “ c’était moi ”. Il passe et repasse sans cesse de l’ombre à la lumière. Il essaye de ramener l’une dans l’autre et inversement. Sans le moindre succès. et je réalise alors que « la mort n'existe pas, il n'y a que le refus de la vie » et que « c'est toujours le même corps qui passe d'une vie à ce qui apparaît en être une autre ». Et soudain, sans que j’ai pu comprendre comment, je me retrouve dans ce corps-ci. Suspendu à un parachute, en plein ciel bleu, au-dessus d’une mer immense et vierge.
J’atterris enfin, ici et maintenant, dans cette grande salle, au milieu d’une quarantaine de personnes en train de suivre une formation au rebirthing. d’une vie à l’autre le passage s’est opéré. la boucle est bouclée. Le fil de la conscience vient de se renouer. j’ouvre les yeux et je vois le thérapeute qui me sourit. Je me sens bien, tranquille, beaucoup plus fort et plus savant qu’avant. Comme si je venais de me réapproprier la puissance et l’expérience de ce yogi dont le corps magnifique vient de fusionner au mien.....